L’agriculture sert à nourrir l’Homme
Interview de Reto Cadotsch,
paysan à Genève et fondateur des Jardins de Cocagne, l’Affaire Tournerêve et des Cueillettes de Landecy.
Par Melisande Rebillet & Harmony Bourrachot.
Article paru dans l’Estafette de TourneRêve No2, automne 2016.
Agriculture urbaine
D’un point de vue géographique, on peut distinguer une agriculture en ville et une agriculture à la campagne. La loi sur l’agriculture est fédérale et elle ne concerne que les terrains agricoles situés en dehors des zones constructibles. Elle ne s’applique pas aux terrains en ville. Donc on n’a pas les mêmes droits en ville, que sur les terrains à la campagne et de ce point de vue il y a une différence entre une agriculture urbaine et l’agriculture.
Mais si on parle de l’agriculture comme une entité qui nourrit l’homme, ce qui devrait être le cas, il n’y a pas de différence à faire entre une agriculture en ville et une agriculture à la campagne.
Il est plus intéressant de différencier l’agriculture d’après d’autres critères que urbaines ou non-urbaines. Par exemple nous pouvons distinguer une agriculture industrielle d’une agriculture paysanne. Une agriculture dépendante des industries qui fournissent les intrants (engrais, produits phytosanitaires, semences) et des grands distributeurs qui achètent les produits aux prix du marché mondial ou une agriculture indépendante qui produit ses propres semences et ses fertilisants et qui travaille pour des clients proches avec lesquels les prix sont directement négociables. Nous pouvons également distinguer différents modes de productions, la culture biologique, la production intégrée, etc. Vous pouvez trouver ces différentes agricultures aussi bien en ville qu’à la campagne, la mention « urbaine » ne vous apporte rien à ce sujet.
Si vous vous intéressez à la mission principale de l’agriculture, donc à la production de la nourriture, il faut définir qui, dans quelles conditions où et comment devront produire cette nourriture. Les acteurs sont forcément répartis entre une multitude de fermes, artisans transformateurs etc. dont certains peuvent être situés en ville.
Cette approche globale nous permet mieux de donner un rôle spécifique aux acteurs agricoles urbains. Les activités agricoles en milieu urbain prennent du sens si elles deviennent des maillons dans des chaînes alimentaires courtes et créent ainsi des liens avec des fermiers plus éloignés. Dans ce cas l’agriculture urbaine fait partie intégrante de l’agriculture tout court et les distinctions qui décrivent les modes de production, les buts ou la philosophie sont bien plus intéressants que la distinction géographique.
Urban Farming
L’expression agriculture urbaine est malheureusement devenue une mode. Il y a quinze ans, dès que des fleurs et arbustes étaient remplacés par des légumes, les urbanistes se sentaient devenir paysans. Certes, aujourd’hui ils sont devenus plus exigeants. Et des surfaces de plus en plus importantes sont réservées aux jardins potagers, vergers etc. Toutes ces initiatives sont très salutaires et souvent leur ampleur mérite largement la dénomination agricole. Ce qui me gêne, c’est de créer une agriculture urbaine à part, une agriculture qui ne fait pas vraiment partie de l’agriculture et qui se pose des questions trop limitées uniquement liées à son environnement urbanistique. Elle réfléchit à l’animation qu’elle peut initier autour du jardinage, des mini-élevages éducatifs, du rôle de vitrine pour la vente de produits agricoles régionaux, etc.
Le monde des bâtisseurs de nos villes devrait participer au débat plus fondamental sur la question ou, comment, par qui et dans quelles conditions sont produits les aliments des citoyens. Quel rôle joue l’agriculture dans la chaine alimentaire ?
L’agriculture nous concerne tous
Ou sont les terrains qui nourrissent les habitants de nos futurs quartiers. A Genève, au Brésil, en Italie, ou en Inde ? Ou sont conditionnés et transformés ces aliments ? Dans une démocratie peut-on abandonner ces décisions à l’industrie et la grande distribution ? Ma réponse est non.
L’agriculture n’est pas seulement une affaire de paysans, son rôle principal est la production de notre nourriture et le soin de la vie des sols et ces deux aspects nous concernent tous. L’organisation de l’alimentation dans sa globalité est responsable de l’émanation de plus de 50% des gaz à effets de serre, et c’est bien plus que l’isolation des bâtiments ou l’ensemble du secteur des transports. L’origine de cette pollution est essentiellement due aux méthodes industrielles de la production, à l’industrie de transformation et de distribution, aux chaines d’approvisionnement toujours plus longues.
D’un point de vue écologique et d’un point de vue de la santé publique la question de l’alimentation doit donc devenir un secteur entier de la politique des urbanistes et en tant que secteur alimentaire elle doit intégrer le débat sur la politique agricole. L’avantage de considérer l’agriculture urbaine comme une partie intégrante de l’agriculture nous permet d’élargir sa mission. Au lieu de limiter sa fonction à l’occupation des espaces, à l’animation des activités agricoles en ville, à l’apport d’un peu d’air au milieu des immeubles elle pourrait promouvoir des liens avec l’agriculture qui produit réellement la nourriture de tous les citoyens.
Elle pourrait faciliter les circuits courts en multipliant les lieux de stockage des aliments dans les immeubles, dans les quartiers etc. Demander qu’on construise une laiterie, une boulangerie, et une boucherie-charcuterie chaque fois qu’une nouvelle école est planifiée. Mettre à disposition, dans chaque quartier des lieux de vente accessibles économiquement pour des groupes de producteurs de la région. Participer à la création d’installation de transformation artisanale permettant à un groupe de producteurs de fournir des pâtes, flocons de céréales, jus, conserves etc. pour un quartier à des prix raisonnables sans dépendre de la grande distribution et des aléas du marché mondial. Recréer dans chaque quartier des centres villageois autour de l’alimentation à la place des mégas-centres d’achat aux abords des villes.
La vision est mise en œuvre
Dans le nouveau éco-quartier des vergers à Meyrin nous essayons de promouvoir une politique qui va dans ce sens. C’est compliqué. Nous avons d’abord créé un groupe qui coordonne toutes les actions du quartier concernant l’alimentation, le COTA. Ensuite plusieurs coopératives ont vu le jour. Une pour gérer et entretenir toutes les espaces entre les immeubles avec des vergers, différents jardins potagers participatifs, un maraîcher, l’entretien des surfaces minérales, le compostage etc….
Un supermarché paysan participatif sous forme d’une coopérative qui va être géré par les habitants et des paysans participatifs qui cultivent pour ce magasin à l’extérieur du quartier. On a réservé un espace pour un boulanger, un espace pour un boucher, et un espace pour un fromager. Le but étant d’avoir tous les acteurs des différentes filières indépendants de la grande distribution autour d’une table et de pouvoir discuter leur fonctionnement avec les habitants du quartier qui mangent ces aliments. En travaillant directement avec des producteurs de lait, des producteurs de viande, les producteurs de céréales et d’huiles, des producteurs de fruits et de légumes, le boulanger, le boucher, le laitier, et le supermarché autogéré, nous pouvons commencer à choisir un système d’alimentation que nous voulons pour notre quartier, indépendant d’une économie imposée par l’industrie. Toute cette démarche a été possible grâce à une volonté politique de la commune de Meyrin d’impliquer les futurs habitants dans la gestion de leur quartier et de mettre presque la moitié de la surface du quartier à la disposition de plusieurs coopératives participatives. Pour le moment c’est les membres de ces coopératives qui portent ces initiatives du quartier. En parenthèse ce dernier a adopté le surnom « Mehr als Essen ».
Modèles et exemples
Dans sa publication « voisinage et communs » p.m. (membre du groupe Neustart Schweiz) propose un modèle urbain de 500 à 800 habitants qui organise son alimentation en lien direct avec une ferme de 80 hectares à l’extérieur de la ville, tout en exploitant également les terrains à l’intérieur du quartier.
La grande difficulté de la mise en place d’un tel modèle, est de trouver des fermes d’une taille et d’une organisation adaptées à la production des besoins d’un quartier. Il faut être capable d’accueillir des citoyens et de vivre des relations plus étroites avec ces derniers que les relations liées à la vente et à l’achat des produits. La plupart des fermes sont aujourd’hui déjà trop grandes et trop spécialisées pour envisager un fonctionnement de ce type. Depuis 1950 environ, la politique agricole a suivi le modèle d’une agriculture industrielle. Aujourd’hui, elle a les mains liées à cette industrie et sans le soutien et sans une collaboration très étroite avec les citoyens, elle ne peut plus se libérer de cette emprise technique et financière.
Par contre, si les mangeurs et les producteurs recréent des liens et s’organisent directement ensemble, un retour très rapide vers une souveraineté alimentaire est possible comme le montrent les différents projets de l’agriculture contractuelles de proximité à Genève.
Un exemple : les cueillettes de Landecy. Sur un ensemble d’un terrain d’un hectare et demi, un jardinier cultive env. 100m2 de fruits et de légumes pour chacune des 70 familles membres. Ces dernières viennent récolter leurs salades, légumes, petits fruits quand ils ont le temps suivant des indications précises qu’ils trouvent sur un tableau noir au jardin ou sur le site de l’association. Les membres paient 810 Fr. par an, et c’est moins cher qu’un parking en ville. Ces cotisations couvrent les frais de production et le salaire du jardinier.
Sur seulement 3,5% des terrains agricoles genevois, on pourrait installer théoriquement 200 projets du type pour environ 100 ménages chaque fois. Cela donnerait à 10% de la population genevoise la possibilité de recréer un lien avec l’agriculture, des liens directs entre la fourche et la fourchette. Une véritable tornade culturelle.
Un grand blocage pour réaliser une telle utopie est le problème de l’accès à la terre. Pour les jeunes apprentis ou étudiants, il est devenu très difficile de trouver un propriétaire qui leur permet de s’installer comme jardinier ou comme paysan. Mais avec une volonté affirmative de la part des responsables politiques, soutenue par les urbanistes, il serait certainement possible de convaincre certains propriétaires de mettre leurs terres agricoles à disposition de projets alimentaires qui produisent une nourriture adaptée aux choix des citoyens d’un quartier.
Pour résumer
L’agriculture urbaine peut devenir un maillon très intéressant dans la chaine alimentaire. Mais pour prendre cette responsabilité il faut qu’elle s’intéresse à l’agriculture dans sa globalité. Pour mériter la dénomination « agricole » chaque fois, l’agriculture urbaine ne peut se limiter à promouvoir des jardins ou des vergers entre les immeubles ou créer des vitrines de vente de produits locaux. Elle doit participer au choix des systèmes alimentaires, identifier toutes les interactions entre l’agriculture et l’architecture, promouvoir une agriculture au service de l’architecture et une architecture au service de l’agriculture.